Manoel de Oliveira (1) Je me souviens du Roi se meurt

 Je rentre à la maison


L’impression que, tout soudain, un film s’adressait directement à moi. Pas seulement à moi, spectateur, mais à mon MOI construit de souvenirs qui s’éparpillent, mais que je dois rassembler.

Manoel de Oliveira a fait - fort opportunément - l’objet d’une présentation sur la chaîne Arte de quatre films créés au tournant du siècle dernier vers un nouveau millénaire.

En commençant par un extrait de la représentation théâtrale d’une pièce qui est si longtemps restée à l’affiche, que le titre est en quelque sorte resté imprimé sur mon front. 

1962, au Théâtre de l’Alliancefrançaise, les spectateurs parisiens découvrent « Le Roi se meurt » d’Eugène Ionesco.




Dès le début du film, Michel Piccoli, vacille comme un clown décati, face à Catherine Deneuve éblouissante. 

Il tente de garder sa couronne, après qu’un air d’orgue de barbarie ait accompagné la liste des acteurs et des responsables d’une mise en scène en partie double. 

Image dans la scène et sur scène :

« Je rentre à la maison ».

« Pourquoi suis-je né, si ce n’était pas pour toujours ? »


Mon MOI entre en résonnance et raisonne à l’unisson.


Pourquoi suis-je né ? Et pourquoi autant de souvenirs ?

« Il reste tant à faire ! » :

« Bérenger Ier entre dans la salle du trône et se plaint de sa santé, de l’état de l’Univers, du royaume, ce que le médecin confirme et Marguerite l’informe de sa mort prochaine. Le roi refuse d’admettre la réalité, même s’il convient que tout n'est pas pour le mieux, d’ailleurs il n’a pas encore décidé de mourir. Toute la cour, à l’exception de la reine Marie, s’emploie à lui décrire sa décrépitude et celle du monde. Dès lors, son comportement va être une suite de revirements. Tout au long de cette pièce, le roi conteste ce que le médecin lui dit. Il laisse choir plusieurs fois son sceptre se laissant tomber à son tour et essaye à plusieurs reprises de se relever mais il n'y parvient pas. Il ne peut même plus donner d'ordre, le soleil ne se lève plus et ses gardes n’arrivent plus à obéir sous ses ordres... À la fin de la pièce, les éléments du décor disparaissent peu à peu, symbolisant la mort du roi qui approche, jusqu'à la disparition complète du décor qui marque la mort du roi. »


Je n’assisterai à la représentation que quelques années après la création, comme si j’étais encore un lycéen dont les études se seraient prolongées dans le temps.

Je me souviens de cet espace situé en retrait du boulevard Raspail où j’avais suivi des cours de biologie en 1967 et où, grâce à un oral réussi, mon avenir d’enseignant universitaire s’est joué, entre sujet tiré au sort et tableau noir maîtrisé.

De fait, la pièce est restée au répertoire de ce théâtre d’une manière exceptionnellement longue.

Elle est d’ailleurs restée d’actualité pendant des dizaines d’années et elle nous saute de nouveau au visage dans des circonstances de l’histoire mondiale que l’on dit anxiogènes.

Le Roi se meurt pour renaître dans la bascule d’un quart de siècle !

La simple lecture du résumé que j’ai repris de l’encyclopédie en ligne « Wikipédia » montre qu’elle reste un modèle géopolitique iconique intemporel.

Nous avons connu, nous connaissons et nous connaitrons des tyrans qui tentent de retarder leur mort en se grimant devant les spectateurs du monde politique et les téléspectateurs ébahis et troublés.

Nous en connaissons qui étaient déjà moralement morts avant même de disparaître, pourris de l’intérieur.

Et nous souhaitons - même si ce n’est pas charitable - que les cinq ou six dictateurs, dont certains prétendument libéraux, se meurent au plus vite dans leurs palais incendiés ou démolis pierre à pierre.

Et qu’ils disparaissent sans même une statue mémorielle !  

 



Temps cycliques, ou petites fins du monde ?


L’apparition de cette pièce et de son auteur, que l’on voit souvent figurer dans une photographie des rues de Paris, aux côtés d’autres écrivains ou plasticiens roumains exilés, fait partie des évènements qui ont marqué mon lycée de banlieue à Asnières cette année-là.

Pour la France, toutes générations confondues, la liste événementielle est pourtant longue :

-          La fin de la « guerre » en Algérie avec les accords d’Evian en mars, après des plasticages à Paris en janvier,

-          La mort de huit personnes à la station de métro Charonne le 8 février et la minute de silence que nous respecterons en classe de français,

-         L’attentat du Petit Clamart au mois d’août renforcera l’image d’un héros qui continuera à traverser le siècle et obtiendra quelques mois plus tard que l’élection présidentielle s’effectue au suffrage universel, tandis que le Président René Coty, qui a marqué avec Vincent Auriol ma prime enfance, disparaît.

Mais je me souviens également de ce que l’on considérait sur le moment comme des « conquêtes » de la modernité :  

-          La première traversée de l’Atlantique par le paquebot France,

-          Le vol en orbite terrestre de l’Américain John Glenn,

-          L’entrée en vigueur de la Politique Agricole Commune

…que nous contemplions comme des avancées inéluctables et même « merveilleuses », sans retour en arrière possible.

En terme de mémoire, nous avions cependant privilégié le décès de Marilyn Monroe qui, dans une grande mesure, éclipsa l’exécution d’Adolf Eichmann en Israël, scellant pourtant, par une pendaison rituelle au-devant de la scène. 

Elle masquera en grande partie la condamnation d'un l’inconcevable, devenu le triomphe de la barbarie absolue : « la banalité du mal ».

Mais c’est pour moi la crise des missiles installés à Cuba et l’hésitation puis le refus d’un officier russe : Vassili Arkhipov, de lancer une fusée nucléaire depuis un sous-marin, qui devraient pourtant figurer en tête de liste.

Ce simple rappel me fait souvenir de cette matinée où, par les fenêtres du lycée tournées vers l’Ouest, nous surveillions avec une certaine angoisse, le passage de ces fameuses fusées, pièces centrales d’un poker menteur au risque mortel, que j’ai l’impression de revivre aujourd’hui par procuration de mes amis proches des frontières du monstre !

« Des exécutants, plutôt que des exécuteurs ? ».

Manoel de Oliveira mettra la phrase en exergue avant d’entrer dans son propos !

« Être la Loi et au-dessus des lois ? »

Et tous les Rois et les Princes d’aujourd’hui savent que l’on peut tricher et mentir, menacer le monde vivant de le conclure en bluffant ou en le rasant par partions congrues, avant une autre forme de « solution finale ».

Ils souhaitent même qu’on danse sur leurs tombes, mais qu’au moins on se souvienne d’eux…à jamais.

Statues, images, sites rebaptisés, jusqu’au prochain Roi qui, lui aussi, se sentira mourir au risque de l’oubli !

Amen !


Et il y aura même un rappel à la fin de le pièce par ceux qui, pourtant, sont contaminés à jamais !


Un peu plus tard, un petit-fils, sera avec le Roi, redevenu un acteur sans rôle, le seul survivant d’un accident où tous ses proches ont disparu, tandis qu’il mimait la fin du Roi, sur une scène éphémère. 

Ephémère des vivants !

Un enfant, devenu l’héritier d’un récit qui n’est pas encore écrit, mais qui a dû mesurer la fragilité de la vie et la mesurera chaque jour en regardant son grand-père dormir. 

Est-ce qu'il respire encore ?

Un drame horrible qui nous vaut une oeuvre inoubliable par son universalité.

Et un Roi, qui, comme tous les rois enfermés en eux-mêmes, va passer le temps sur une console, faute de pouvoir le dominer.


« Solitudine ».




 
Avec délicatesse
A la terrasse des bistrots parisiens et devant les vitrines d’un marchand de chaussures.
Avec la Tour Eiffel qui indique qu’on va changer de siècle et que le temps est cependant inexorable.
Dans la violence d’une agression au couteau, à la nuit tombante.
Troublant !
Je suis en effet troublé, depuis mon retour à Paris où je marche si lentement.
A l’heure où on lisait le journal en prenant un café, tout en occupant une place qu’on pensait devenue sienne. 
Ou plutôt, quand on lisait un journal imprimé, au début d’un siècle tout neuf, signifié en artifices tournoyants et en lumières clignotantes, à chaque étage d'une Tour qui en avait – et en a - connu bien d’autres.
Ce n’est pas si loin. Et pourtant, un quart de siècle s’est ajouté.
Ce n’est pas si loin et les Jeux Olympiques nous ont réveillé par la même image d’une Tour parisienne devenue mondiale.
Et une multitude d’écrans nous cachent le réel.
Chaque jour, un peu plus !
Sauf le réel du théâtre et ses artifices paradoxaux.
Un sauvetage !


Quoi de plus réel en effet que des chemises qui volent dans les cintres, au-dessus des acteurs, pour figurer la réalité des esprits, des elfes, dans les rêves des princes devenus fous.
Ou des rois qui nous rappellent en tremblant que nous sommes nous aussi mortels !
Un homme âgé, un cinéaste qui poursuit une exigence, comme son acteur, pourtant bientôt pris au piège dans la tête de John Malkovich qui lui propose de jouer dans une pièce dont il ne voit pas vraiment l’intérêt. 
Délicatesse des images d'un cinéaste parmi les plus grands. 
Délicatesse des mots, même s'ils semblent venus d'une culture éloignée.   
 

Sous le ciel de Paris en pensant à « Ulysses »
Comme si Léo Noël était toujours vivant. 
Comme si je devais rencontrer des chanteurs de rue, depuis que je suis redevenu parisien.
En suivant le rituel d’un café quotidien. 
Toujours à la même place, en regardant les clients de dos, ou en suivant du regard les passants chargés de sacs remplis de courses.
Comme si je devais me confronter aux rues élégantes de ce film, alors que les miennes sont moins bourgeoises, mais possèdent toutefois l’élégance du cœur.


Sans le mépris de « Mister Bloom » et de celui d’un metteur en scène qui exige que les nuances de la langue de l’Irlande soient scrupuleusement respectées :
- « ...Elle marchait avec une certaine dignité tranquille qui lui était propre et aussi avec des précautions et très doucement, parce que, parce que Gertie MacDowell était...
- Souliers trop étroits ?
- Non. Elle est boiteuse !
- Oh!
M.Bloom la regardait s'éloigner en boitillant. Pauvre fille ! Voilà pourquoi elle est restée là pour compte pendant que les autres piquaient un galop. Je pensais bien d'après sa touche qu'il y avait quelque chose d'anormal. Beauté méconnue. Une infirmité c'est dix fois pire chez une femme. Mais ça les rend prévenantes. Content de n'avoir pas su ça pendant qu'elle se montrait. Tout de même quelle petite enragée. Après tout pourquoi pas ? Ce serait de l'inédit comme avec une religieuse, une négresse ou une jeune fille à lunettes. L'autre qui louche a l'air fragile. Peut-être à la veille de ses époques ? ça les rend chatouilleuses... »
J’ai lu le texte en français, emprunté à la bibliothèque municipale de Colombes, dans ces années-là où ma scolarité secondaire se terminait, entre la fusée suspendue et l’actrice suicidée.
Mais je ne devais pas apprendre ce texte par cœur, comme un acteur blessé qui vient d’accepter un compromis.
Trop controversé, trop grossier, trop licencieux ? 
Trop plein des nuances d’une langue étrangère ?
Bien au-delà du mythe et du récit d’Homère. Cul par-dessus tête.
Les mots des autres.
Les mots qui manquent.
L’errance.
Jusqu’au retour à la maison, dans la solitude absolue.
Et dans l'instant où tout s’éteint.



Même le souvenir.
“— You, Cochrane, what city sent for him?
 Tarentum, sir.
 Very good. Well?
 There was a battle, sir.
 Very good. Where?
The boy’s blank face asked the blank window.
Fabled by the daughters of memory. And yet it was in some way if not
as memory fabled it. A phrase, then, of impatience, thud of Blake’s wings of
excess. I hear the ruin of all space, shattered glass and toppling masonry, and
time one livid final flame. What’s left us then?
 I forgot the place, sir. 279 B.C.
 Asculum, Stephen said, glancing at the name and date in the
gore scarred book.

gore scarred book.
 Yes, sir. And he said: Another victory like that and we are done for”.




 

 

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