Je me souviens de Léo Noël, de Barbara et de l’Ecluse

 



La mémoire fonctionne à base de Flashs. Celui-ci ne me semble pas seulement dû au fait que je suis de retour à Paris. Pourtant, c’est ce que je voudrais croire. C’est comme si je jouais à pile ou face en fonction des lieux où je me trouve.

Depuis le mois d’avril, j’accumule des noms de personnes, d’événements ou de sites sans me résoudre à en choisir un en particulier. Comme si la visite mémorielle du parc de Chèvreloup avait occulté toute autre accroche, en occupant un horizon référentiel : la sauvegarde de mon passé de botaniste.

Et cet horizon miraculeux de l’écriture, devenu hors de portée pour des semaines, est resté inatteignable jusqu’au moment où mon attachement à la montagne et au Lac de Genève a cessé par un déménagement complet de tous les meubles et les objets qui me rattachent encore à trois générations passées.

Une cohabitation en forme d’adieu partiel, sans réelle douleur, ou alors seulement avec une douleur invisible et paradoxalement consolatrice.

Il a en effet fallu deux longs mois de préparation à un déplacement de tous mes horizons. Deux mois forcément peuplés des objets qui ont marqué mes rapports à des personnes proches et précieuses dont plusieurs ont su faire – rien que pour moi - le pont avec les XVIIIème et XIXème siècles.

Un lent parcours, aussi handicapant qu’une thérapie sans médecin ni ordonnance !

Puis, il a été de nouveau nécessaire de réapprendre à marcher dans les rues d’une ville. La mienne depuis ma naissance à Paris. Une venue au monde à l’issue d’une guerre meurtrière et de cinq longues années d’enfermement dans une ferme, puis une briqueterie, dont mon père ne s’est jamais complètement remis, tout en me transmettant un pardon sous forme de voyages européens que je crois déterminants pour ma collaboration future avec des itinéraires culturels européens. 

  


Interview de Barbara


Et pourtant, la liste des objets, des lieux, des noms de référence qui a patienté sur le disque dur de mon ordinateur est maintenant particulièrement longue !

Mais la porte d’entrée qui devait me permettre de capter une silhouette ainsi qu’une musique, ou plutôt une ambiance musicale, s’est curieusement ouverte grâce à un prénom : Barbara.

Comme une onde portée par un « Aigle noir ».

J’avoue qu’elle vient souvent me visiter. Et je connais le lieu où je l’ai eu la chance de l’écouter dans la plus grande proximité. C’était à l’Écluse, ce cabaret de la Rive Gauche de la Seine, sur le quai des Grands Augustins qui enferme par son nom la proximité des mariniers disparus, au profit des bateaux mouches devenus cultes et de celle, précieuse des bouquinistes que l’on voudrait voir disparaître à leur tour, au profit du spectacle éphémère de jeux sportifs qui, l’an prochain, vont glorifier un César au sourire de bon élève.



Les bouquinistres. Dessin de Tardi


Sur la porte ouverte figurait inévitablement la notice wikipédia du nom de celui qui, aujourd’hui, m’a virtuellement ouvert la porte, comme il l’a fait réellement dans les années soixante. 

Cette notice m’aide, comme souvent, à me reporter en deçà de mes propres souvenirs :

« LéoNoël est le nom d'artiste de Élie Ozeranski, né en 1913 et décédé subitement le 18 février 1966. C'est un chanteur, musicien, goguettier, tourneur d'orgue de Barbarie et un animateur du Cabaret L'Écluse qu'il cofonda en 1951 avec André Schlesser, Marc Chevalier et Brigitte Sabouraud. »

Ainsi, en quelques phrases, un décor, certainement dépaysant et inédit pour les générations qui m’ont succédé, se met en place. 

Un décor dont Prévert et Kosma ne sont pas éloignés.

La même notice leur rend ainsi justice.




Je ne saurais faire mieux que de continuer à citer cette biographie de manière quasi intégrale :

« Sa carrière commence avant la Deuxième Guerre mondiale, après avoir abandonné ses études de violon. Il participe aux activités de la goguette révolutionnaire de la Muse rouge (voici expliqué le terme de goguettier que j’avais du mal à comprendre). 

Il chante en duo avec Francis Lemarque dans les années 1938-1939 pour remplacer Maurice Lemarque, le frère de Francis appelé sous les drapeaux. Ce duo, qui conserve son nom d'origine « Les frères Marc » se retrouve ainsi en tournée avec Pierre Dac, Paul Meurisse, et avec, pour pianiste, Joseph Kosma qui l'appellera en 1950 pour enregistrer un titre de bande son du film d'animation « La Bergère et le ramoneur », qu'il vient de composer. 

Après la guerre, il s'achète un orgue de barbarie et se crée un personnage qu'il façonnera à la Prévert avec ses accessoires fétiches : pull et pantalon noir, chapeau melon gris. Et d'ailleurs, en 1953, il enregistrera avec Fabien Loris un texte de Prévert : l'addition. 

Il se fait alors l'interprète de chansons de Mac Orlan, Charles Trenet, Kurt Weil, Kosma, se produit chez Agnès Capri et au Lapin Agile. »




En relisant cette note, je prends conscience qu’il ne s’agit plus là d’un simple décor (une salle tout en longueur convergeant vers une scène étroite) mais de tout un pan d’histoire de la chanson d’auteurs et de celle de la vie culturelle nocturne de la ville de Paris.

J’avoue que je ne l’ai pas perçu cette dimension dans sa profondeur lorsque, lycéen, puis étudiant, j’ai franchi cette porte située légèrement en contrebas de la circulation du quai, sans réservation préalable, pour m’asseoir dans un local déjà légendaire où l’homme au chapeau melon venait, sur cette petite scène, annoncer la superbe interprète de "Göttingen" par la dame en noir.

J'y découvrirai un peu plus tard d'autres auteurs dont je ne veux retenir aujourd'hui que le nom d'Henri Gougaud que j'ai continué à suivre et dont je regrette de ne pas avoir, il y a dix ans, suivi les stages de conteur.


Toutefois, parmi les noms de tous les chanteurs qui ont eux aussi ouvert cette porte, il en est au moins deux que j’ai retrouvés dans un autre contexte quelques dix années plus tard : celui de Marc Chevalier qui, ayant abandonné son trésor parisien, a été chargé de la direction d’un « centre de formation aux métiers d’art » (le CREAR), comme l’indique fort brièvement la notice qui présente ce lieu prestigieux chargé d’histoire, devenu aujourd’hui un hôtel de luxe situé sur la commune de Gouvieux, non loin de Chantilly.



Le second nom est celui de Cora Vaucaire à qui j’ai déjà consacré un post, au moment où elle a quitté nos horizons éblouis.

Elle faisait en effet partie des invités réguliers qui, à Gouvieux, animaient les soirées pour les stagiaires de longue durée, ou pour ceux qui, comme moi, venaient s’initier à des métiers - la tapisserie de basse lice en l’occurrence - pour des loisirs créatifs qui deviendraient parfois des passions dévorantes.

Ma rencontre inespérée avec Pierre Daquin a eu lieu dans ce cadre. 

Un maître de stage, qui avait transféré dans ce château l’ensemble de ses activités. Celles de « production » pour des plasticiens qui souhaitaient être « transcrits » en tapisserie et celles de formation pour ceux qui souhaitaient changer de métier, pour des peintres qui voulaient comprendre les approches techniques de la transcription de leurs cartons ou, enfin, pour des amateurs qui souhaitaient s’initier à une technique rigoureuse. 

Une initiation qu’ils ne trouvaient pas ailleurs à ce niveau d’exigence.

C’est ainsi que les souvenirs se croisent.




Stage de tapisserie avec Pierre Daquin en 1978


En partant d’un chapeau melon, j'arrive ainsi à l’image de tentures abstraites que j’ai réalisées à titre d'apprentissage. 

S'il n'était pas dans mon intention d'en faire un métier, je me suis en même temps persuadé qu’il était nécessaire de tenter de fédérer l’ensemble de ceux qui avaient traversé cette expérience créative et technique, dans une période où l’art textile était en plein essor, quelques années après la création du Centre International de la Tapisserie ancienne et moderne et de la Biennale de la Tapisserie de Lausanne.

Du Groupe Tapisserie au bulletin d’association DRIADI et à la revue Textile / Art, l’histoire de l’Ecluse a créé une effraction quasi  révolutionnaire dans ma vie d'enseignant-chercheur, effraction que je ne regretterai jamais, malgré l'intensité du tremblement de terre que j’ai subi.

Je suppose  et j’espère que sur son nuage musical, Léo Noël me regarde d’un air bienveillant en introduisant un carton percé de trous dans son moulin musical.

 

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