Je me souviens des matinées dans le Parc de Chèvreloup
En inaugurant cet espace de mémoire, je me suis persuadé qu’il ne pouvait y avoir que des hasards heureux.
Un mail est arrivé récemment dans ma boîte, me conduisant vers un lien qui a réveillé ma sensibilité de botaniste. Il était signé de l’« Arboretum Versailles – Chèvreloup - Museum National d’Histoire Naturelle ».
Je suppose que pour tous ceux qui ne connaissent pas
ce parc, le nom pourra prêter à sourire et à se replonger dans une ambiance enfantine. Une
chèvre courageuse et un loup affamé et obstiné risquent de réapparaître.
Ce double intitulé a en effet tout de la fable.
Et en ce qui me concerne, je dois y ajouter d’autres
protagonistes familiers des fables : des milliers de lapins courant dans les prés et les
sous-bois, sans se soucier de ma présence, ni de celle d'autres prédateurs potentiels !
Si le nom a rejoint, depuis la fin des années
soixante-dix du siècle précédent, une couche stratifiée de ma mémoire, coincée
entre les pages de certaines de mes publications scientifiques, il ne s’est
toutefois pas laissé complètement enfermer. Il avait déjà pris une nouvelle force
visuelle lorsque j’ai eu l’occasion de retourner me promener dans les allées du
Parc de Versailles, ces dix dernières années.
Il en a été de même, au moment de la création de l’InstitutEuropéen des itinéraires culturels, pendant la préparation de l’ouvrage « Leçons de jardins à travers l’Europe », réalisée en collaboration avec la journaliste Claude Fauque et Jacques de Givry, le photographe amoureux du Parc royal.
C'est lui qui avait porté son regard curieux sur les dix jardins emblématiques des valeurs du
Conseil de l’Europe que j’avais retenus, et tout particulièrement sur le Bassin
de l’Encelade, récemment restauré à l'époque de cette rédaction.
Mais, ces dernières années, je n’ai pu apercevoir Chèvreloup que de loin,
au-delà des murs du potager du Roi, ou encore, en circulant sur la route qui
permet de rejoindre, depuis Parly 2, les bords de la Seine ou Châtenay-Malabry.
Si je reste autant attaché à ce lieu, c’est que je m’y
suis rendu parfois plusieurs fois par semaine, du milieu du printemps jusqu’au milieu
de l’été, pour y couper en 1967-68 des branches du Biota orientalis L. (ou
Thuya de Chine), puis de 1969 à 1978, des branches du Pinus silvestris L.,
cet arbre ayant fait l’objet de ma thèse d’état intitulée : « Etude
cytologique et expérimentale de l’embryogenèse dans le genre Pinus (Gymnospermes,
Abiétacées). ».
Les spécialistes auront sans doute compris que ces prélèvements étaient destinés à collecter de jeunes cônes pollinisés depuis un an, afin d’en extraire les graines en formation, voire plus précisément les oosphères en cours de fécondation, puis fécondées, en surveillant la formation de l’embryon. Et ceci du premier moment où les divisions cellulaires construisent des étages fonctionnels jusqu’à la formation d’un véritable organisme comportant une future racine, une future tige et des cotylédons, ébauches des futures aiguilles.
Des prélèvements d’autant plus délicats qu’ils étaient
destinés à être fixés dans un liquide de conservation pour une future coupe en
tranche extra fines sur des couteaux métalliques ou des couteaux de verre, des coupes destinées à une observation au microscope optique ou électronique. Et des
prélèvements encore plus délicats et dans un espace stérile à flux laminaire,
pour de futures cultures in vitro, en tubes à essai, afin de mieux
comprendre leurs besoins nutritifs aux différents stades de leur développement
et de leur morphogénèse.
Ces précisions données, j’espère que je n’ai pas
épuisé l’intérêt de futurs visiteurs pour ce parc qui s’est ouvert au public juste
à la fin de ma thèse en 1979 et propose cette année, à partir du 22 avril, une exposition sur le rôle des insectes dans la protection des écosystèmes.
Avant cette ouverture plus large, il a fallu en effet le « restaurer »
et même auparavant lui redonner sa vocation scientifique d’arboretum, en introduisant des
espèces dont les exemplaires soient dûment répertoriés, ce qui m’a en effet
permis de suivre avec précision ceux sur lesquels j’effectuais les prélèvements
en question.
La « restauration » était devenue d’autant
plus nécessaire que :« durant la
Seconde guerre mondiale, 2 000 parcelles de jardins familiaux sont attribuées
aux habitants de Versailles qui meurent de faim. Des animaux herbivores du Parc
Zoologique de Paris y sont installés vers 1945, devant la difficulté
d'alimentation en foin. De nombreuses plantations sont perdues. S'en suit une
période difficile et la quasi suspension des activités au Jardin de Jussieu. »
Pour retrouver l’intégrité la plus parfaite des étapes historiques (ce qui est fait depuis 2018 et restera tel, sauf nouvel incident
climatique majeur), il a également fallu tenir compte d’événements dramatiques plus récents, comme la tempête du 26 décembre 1999 qui a non seulement abattu de nombreux
arbres du Parc de Versailles, mais a également atteint l’arboretum en
déracinant ou brisant le tronc « de nombreux arbres âgés, dont le seul
rescapé des plantations du XIXe siècle, le sophora de 1848 (il sera
sauvegardé grâce à un rejet de souche en 2002). Les plus beaux alignements de
l'ancien Jardin de Jussieu subsistent et les premières plantations déployées
après 1965 arrivent à maturité. »
D’un point de vue des origines historique
il faut remonter en 1685 et lire les textes du très beau site web qui
permet de mettre sensuellement ses pas dans ceux, tant de personnages célèbres,
que d’ouvriers du quotidien : « La plaine de Chèvreloup est incluse
dans le Petit Parc de Versailles afin d'étendre le parcours des chasses royales
et dévier les eaux qui y coulent au profit des bassins du palais. L'ensemble du
Petit Parc est bientôt clos d'un mur d'enceinte et le hameau de Chèvreloup avec
sa chapelle seront détruits, tandis que pour les besoins de la chasse,
l'entretien du paysage agricole est poursuivi par des fermiers. »
Puisque j’emploie le concept de « sensualité »,
ce sont en effet des odeurs qui me reviennent au plus fort en mémoire, ainsi
que le sentiment de liberté de ces matinées totalement solitaires où je pouvais
me prendre pour le dernier courtisan d’un Roi disparu, sinon pour un jardinier devenu
chercheur et dont les résultats pourraient peut-être servir à « améliorer
les plantes par la recherche in vitro ».
Mais en revenant ainsi sur des archives personnelles, j’ai retrouvé non
seulement des exemplaires de mes publications, mais aussi des photographies
noir et blanc d’une exposition que j’ai présentée dans les dernières années de
ma thèse à « La Boutique sentimentale » rue Sophie Germain à
Paris, au moment où se développait une autre passion parallèle : celle de
la tapisserie et de l’art textile.
J’avais souhaité montrer à mes amis du monde
de l’art, dans la partie intitulée « In vitro » ce qui se
développait dans mes tubes à essai et, d’un autre côté, d'attirer l'attention de mes collègues des
laboratoires de l’Ecole Normale Supérieure et de l’Université Paris VII, sur le
monde des tissus quotidiens qu’ils côtoyaient ou même portaient sur eux « Du
lange au linceul » selon la magnifique formule de Patrice Hugues.
J’avais en effet ramassé pendant plusieurs mois dans
le quartier du Sentier à Paris les découpes des couches de tissus qui servaient
à confectionner le réassort plus instantanés des magasins de prêt à porter, entre
deux saisons de la mode.
J’ai introduit ces nobles déchets dans les cases de boîtes
normalement destinées à des échantillons de peinture, comme s’il s’agissait des palette d’un créateur textile.
Cette seconde partie était intitulée « Rue du
Caire », du nom de cette voie qui débouche sur la Rue Saint Denis,
proche du Passage du Ponceau où habitait mon maître en technique de basse-lisse,
Pierre Daquin, que j’allais voir régulièrement pour discuter de la revue Textile/ Art dont je portais avec une équipe bénévole les premiers moments d’une
destinée éditoriale trimestrielle, aujourd’hui seulement réduite
à une version « virtuelle » sur internet.
C’est dans cette rue que se retrouvaient chaque matin
des ouvriers immigrés que les patrons d’ateliers officiels ou clandestins, dont
j’ai photographié les façades, attendaient d’être embauchés.
Vue de l'arboretum de Chèvreloup © MNHN - S. Gerbault
Et c’est comme si, dans ce quartier parisien un peu plus qu’interlope, dont les silhouettes et les odeurs me reviennent aussi en mémoire, les petits embryons végétaux, préfiguraient les arbres qui devraient subvertir la rudesse de l’urbain, comme l’avait décrit Jean Giono dans un rêve que j’espère toujours prémonitoire, où il voyait des sangliers sortir des bouches du métro.
Un
rêve auquel j’adhère d’autant plus aujourd’hui où je suis redevenu un Parisien
qui n'est plus, comme le héros solitaire de l’écrivain,
« L’homme qui plantait des arbres ».
« Arrivé à l’endroit où il désirait aller, il
se mit à planter sa tringle de fer dans la terre. Il faisait ainsi un trou dans
lequel il mettait un gland, puis il rebouchait le trou. Il plantait des chênes.
Je lui demandai si la terre lui appartenait. Il me répondit que non. Savait-il
à qui elle était ? Il ne savait pas. Il supposait que c’était une terre
communale, ou peut-être, était-elle propriété de gens qui ne s’en souciaient
pas ? Lui ne se souciait pas de connaître les propriétaires. Il planta ainsi
cent glands avec un soin extrême. Après le repas de midi, il recommença à trier
sa semence. Je mis, je crois, assez d’insistance dans mes questions puisqu’il y
répondit. Depuis trois ans il plantait des arbres dans cette solitude. Il en
avait planté cent mille. Sur les cent mille, vingt mille était sortis. Sur ces
vingt mille, il comptait encore en perdre la moitié, du fait des rongeurs ou de
tout ce qu’il y a d’impossible à prévoir dans les desseins de la Providence.
Restaient dix mille chênes qui allaient pousser dans cet endroit où il n’y
avait rien auparavant. »
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