Patrice Hugues. Les risques de l'entre-deux.


Prologue

Parmi les souvenirs les plus marquants des années où j'ai créé avec des amis et dirigé la revue DRIADI, puis Textile/Art, l'apport intellectuel et artistique de Patrice Hugues figure comme un trésor inespéré.

Je me souviens de cette soirée à l'Espace lyonnais d'Art contemporain en 1978 où je dirigeais pour la première fois un débat réunissant tous les volets du textile régional, au sens large du terme, des soyeux, en passant par des tisserands, des conservateurs de musées, comme des plasticiens, tous choisis de concert avec les organisateurs. 

Parmi les plasticiens : des peintes du mouvement Support Surface et des créateurs  sans étiquette, comme Marinette Cueco ou Anne-Marie Milliot.

Ils avaient constitué le coeur de l'exposition organisée pendant plusieurs mois dans cette plateforme située en prolongement de la Gare Perrache, l'ELAC et dont Jean-Louis Maubant abandonnait la direction au profit de Marie-Claude Jeune

Cette dernière inaugurait ce jour là avec moi l'exercice d'un débat ouvert et multiforme où Malitte Matta, nouvelle Directrice du Centre Textile contemporain figurait en sorte de témoin de l'histoire de l'art contemporain avec l'iconoclaste Orlan et apportaient une ouverture mondiale fracassante.




Mais l'intervention spontanée de Patrice avait soudain fait entrer par effraction un air décapant où se mêlaient les magnifiques soieries de "La Vierge au Chancelier Rollin" de Jean Van Eyck et les tissus "fermière" à petits motifs répétitifs des tabliers de ma grand-mère.  

De manière plus intime, je me souviens de l'interview de Patrice réalisée par Marie-Hélène Fraïssé pour France-Culture (Série "Paroles de fil" pour les "Chemins de la Connaissance") dans mon pavillon de Colombes, conversation durant laquelle ma fille aînée âgée de sept ans, est restée sur mes genoux pendant tout l'enregistrement.

C'est au moment de republier cet article et donc en recherchant quelques archives dans le N°11 de DRIADI, que j'apprends la disparition, à l'âge de 94 ans, de celui qui était devenu un inspirateur et un ami. 

Je regarderai forcément autrement le petit carré de polyester thermo imprimé transparent, flottant sur un  arrière-plan de dentelle, qui m'a suivi au cours de quatre déménagements, depuis l'exposition que je lui avais consacré dans mon appartement du Quai des Bateliers à Strasbourg. 

Un appartement qu'il a subverti pour quelques semaines avec ses voilages tremblant au gré du déplacement des invités, avant de signer son dernier ouvrage "Tissu et travail de civilisation" dans une librairie justement intitulée "Quai des Brumes" qui a quitté aujourd'hui les bords de l'Ill où j'habitais, pour s'enfoncer en centre ville.         




Partie prenante

Au risque de redoubler par une analyse critique ou historique une œuvre qui se donne suffisamment à voir par elle-même dans son parcours sur deux décennies, j'ai préféré faire appel à la mémoire. La mienne et celle de mes amis à qui j'ai eu le plaisir de la faire découvrir. Il est donc beaucoup plus question dans ce texte des moyens de l'appropriation par des approches diverses d'un élément qui est - dit-il – "partie prenante", que la recherche de l'inscription d'une démarche artistique dans tel ou tel champ de l'expression sensible.

Le travail de Patrice Hugues est par essence situé dans l'entre deux. Il en prend toujours le risque et nous demande de le courir avec lui.

 

Projection

Je me souviens d'une projection photographique qui se déroulait à vitesse lente sur un écran singulier: un volume dont les faces étaient reliées entre elles par des tissus de textures différentes. Tout ce qui peut troubler la perception était réuni d'un coup. Il était en effet impossible de définir ni l'échelle de l'objet, ni celle de ce qui venait le traverser. Il était impossible de savoir si1e détail d'un visage ou celui d'une architecture étaient proches ou lointains. Il était impossible de dire si les textures préexistaient à notre vision ou bien si on avait \affaire à des mutations ou des hybridations qui venaient de naître. Il était enfin impossible de séparer le clair et l'obscur puisque les images n'étaient jamais dessus ou dessous, mais tout simplement entre.

Le mot original de « lanterne magique " prenait tout son sens.

Patrice Hugues serait-il donc un illusionniste ?

Si l'on interroge maintenant ceux qui sont devenus des familiers de son oeuvre, en leur demandant de proposer une définition de son travail, on a la surprise de recevoir tout d'abord en retour une série de descriptions concrètes, multiples et souvent divergentes, comme celle que je viens de faire. Au-delà d'un souvenir ou encore d'une impression qui viennent seulement ensuite, chacun se dit frappé par la grâce qui s'est emparée de l'espace environnant une fois que l'œuvre est installée.

Le terme de « troublant " survient presque toujours dans la description.

Patrice Hugues serait-il donc un maître des illusions ?

À celui d'"illusion", il préférera de toute manière le terme de "simulacre" car dans ce trouble, rien n'est illusoire et au contraire, tous les éléments viennent constituer "un itinéraire concret du langage".

Ce travail est en même temps multiple et tout simple.

Il est fondamental.

Il est comme le tissu.

 



De la parole au regard

Certains de ceux que j'ai interrogés ont retenu la parole avant l'œuvre. je devrais dire mieux: la parole devant l'œuvre. Il peuvent citer, comme de véritables descriptions, des phrases qui les ont profondément marqués. Et cette parole qu'ils relisent régulièrement dans les deux ouvrages publiés à plus de dix années de distance: "Le Langage du tissu" et "Tissu et travail de civilisation", ils l'entendent, au sens propre, comme si elle était dite à haute voix, non pas comme un écrit, mais comme un verbe. Ils avouent que cette parole débordante, que cette parole de conviction a changé le regard qu'ils portaient sur le monde qui les entoure. Parce que, comme dit l'auteur dans les premières pages du "Langage du tissu" : 

"Actuellement, le tissu reste le plus souvent 'tu'... Actuellement le textile est au plus bas". 

Les mots qu'il emploie pour en parler doivent donc sonner haut et fort pour rétablir un domaine d'universalité dans un monde fragmenté et dispersé. Patrice Hugues écrit pour nous faire percevoir que, parmi toutes les composantes de notre histoire collective, comme de notre vie intime, il existe une véritable identité commune enrichie de toutes ses diversités: 

"À vrai dire, le tissu est de tous les temps, de tous les lieux et de tous les milieux" et encore: "le tissu et ses motifs peuvent offrir à tout le monde quelques moyens imprévus de défense et de conquête de soi".

Pour ceux qui y entrent par le texte, l'œuvre de Patrice Hugues apparaît donc d'abord comme celle d'un témoin qui s'inscrit volontairement dans un paradoxe: sa parole s'adresse d'abord au regard. 

De plus, le regard qu'il nous demande de faire renaître, doit se débarrasser de toutes ses habitudes, en tout cas de toutes celles qui se sont inscrites en Occident au plus profond de nos convictions en ce qui concerne la primauté des mots et des images. Il nous fait glisser insensiblement des mots aux motifs. Il nous fait également glisser de l'écriture à la croisure. Il nous convertit.

En somme, il est rare que l'efficacité d'un texte aboutisse à ce que ceux qui ont retenu la parole avant l'œuvre soient amenés progressivement à mettre à part égale les moyens du langage écrit et parlé, qui leur sont si familiers, avec les moyens que la familiarité de leur vie quotidienne leur avait fait oublier: ceux du langage du tissu.

 



De la représentation peinte à l'imprimé

D'autres qui sont plus enclins à se tourner vers l'histoire de la représentation sont sensibles dans leurs descriptions aux confrontations inédites entre les "sujets" peints qui traversent les grandes phases de la peinture occidentale et le monde de l'image qui les englobe aujourd'hui. Ils y trouvent en effet une défense contre les surcroîts d'images. Ils ont appris, dans la familiarité des oeuvres thermo-imprimées qui leur sont proposées, à relire les tableaux qu'ils avaient gardés en mémoire, par le biais des tissus -et souvent des rideaux qui y sont représentés.

Dans l'ouvrage intitulé "Le Rideau ou la fêlure du monde" de Georges Banu, on peut lire: 

"Le rideau, une fois; s'est déchiré symboliquement pour permettre la révélation christique mais, plus souvent encore a oeuvré à l'entretien de la métaphore fondamentale du "theatrum mundi" avec d'un côté les acteurs, protagonistes ou figurants, et de l'autre, les spectateurs, eux aussi divisés ou hiérarchisés. Le rideau dissocie les membres de chaque pôle en présence et leur assigne un statut tout en se refusant à favoriser les uns aux dépens des autres. Il sert de borne entre eux, rideau à double face, rideau indissociable du monde fêlé où les acteurs et les spectateurs se touchent presque. Il veille à ce qu'ils ne se confondent pas. Sans lui, ils pourraient s'embrasser".

Métaphore en effet de la réconciliation des mondes, mais dans la mise à distance des mondes.

Dans la majesté royale du portrait de Louis XIV de Hyacinthe Rigaud où des masses cramoisies du tissu clôturant le tableau sur le ciel de droite et font contrepoint au bleu fleurdelisé du manteau royal.

Dans le calme du bain commun de Gabrielle d'Estrée et d'une de ses soeurs où, cette fois, la pourpre ouvre une véritable scène de théâtre dont l'intimité dévoilée révèle le geste délicat d'une femme prenant entre ses doigts le mameIon du sein de sa soeur. Autre lien, à la fois ténu et appuyé, qui les constitue en tant que jumelles et doubles.

Dois-je parler encore de Vélasquez, chez qui le visage et les mains des infantes sont les seules marques de chair qui apparaissent, comme posées sur des robes à panier faites d'amples tissus façonnés, aussi lourds que ceux des drapés de velours ciselés qui les surplombent ?

Tous les peintres, ou peu s'en faut, font dialoguer les éléments figurés de la vie humaine, animale et végétale, avec les éléments figurés d'un autre corps vivant que se tend, se tord, se drape, tombe en cascades et participe de plain-pied à la dramaturgie d'une présence corporelle prise au piège de l'éternité.




Les Annonciations et les Maternités sont faites, elles aussi, d'enrobements de tissus destinés à magnifier et à célébrer la femme qui est à l'origine du monde. Telle cette Annonciation du Retable d'Issenheim, prise entre deux clôtures de rideaux suspendus par des anneaux à une tringle. L'Ange lévite dans un espace théâtral, entrouvert en double, d'un côté sur la vision d'un spectateur qui s'est mis à la place du peintre et de l'autre, sur le coeur de l'église où se déroule, messe après messe, la corporalisation de la nourriture devenue divine.

Avec !es rideaux des arbres qui se succèdent et les mouvements répétés des collines qui peuplent les espaces naturels créés par le rythme du temps et le choix de Dieu, les replis du tissu pourtant façonnés par les hommes, constituent la seconde marque du divin, mimée par la créature à laquelle une transcendance a donné naissance.

Mais à toutes ces représentations là, auxquelles Patrice Hugues livre un éclairage nouveau dans ses textes, les espaces qu'il installe apportent une réponse nouvelle et parfaitement concrète. 

Les tissus disposés dans l'espace brisent la clôture et nous aident à dépasser les bornes de la représentation traditionnelle. Nous sommes dehors et dedans. Les voiles thermo imprimés se refusent bien en effet à favoriser les uns aux dépens des autres. Mais ils font plus, ils mêlent les uns et les autres.

De plus, l'entre-deux qu'il installe, se peuple du rapport entre l'allusion de la peinture et l'allusion du cliché photographique.

Le trouble d'une nouvelle lecture se redouble dans la présence - absence de la photographie d'une silhouette en chemise courbée dans un jardin ou dans celle d'un corps christique étendu sur du gravier. 

Ni envers, ni endroit quelle que soit la face du tissu.

Bien sûr, comme l'écrit Daniel Sibony, mathématicien et psychanalyste : 

La photographie "est l'objet-temps par excellence; objet chargé de temps, ancré dans l'origine, dans l'instant. Objet de transfert - celui qu'a visé et celui qui la vise. L'idée est simple, mais sa pratique complexe : se redécouvrir par ce transfert privilégié qu'est la mémoire- objet, en forme de grains du temps, que la photo, justement, élabore".

Mais il s'agit là bien plus que de temps en grains. La présence passe avant le souvenir qui s'élabore. Ou pour mieux dire, à nouveau, elle passe devant.

Et enfin, au sein de toutes ces singularités mêlées qui subvertissent les clichés de notre mémoire, vient s'adjoindre le nombre du motif, la Madone se fond dans le tissu fermière et l'ange s'envole dans la rayure. 

De la singularité du geste, même lorsqu'il s'est humblement offert à Dieu, on passe à la répétition sans fin du motif tissé ou imprimé, au plus près cette fois du regard et au plus près de notre corps. Nous regardons, nous vivons et nous touchons, tout en un.

 



Du simulacre à l'expérience

Notre vision éblouie va et vient entre ce qui interroge le mental et ce qui interroge le sensible. Nous nous réapproprions dans la familiarité du quotidien ce qui ne nous était connu, dans la distance et la distinction, que par le livre et par la visite du musée et tout à la fois nous nous réapproprions dans le domaine du sens ce que nous avions rejeté hors du rituel: nos vêtements et nos décors.

"Le tissu, porteur de signes, ne contre point la pensée; il ne se borne pas à être seulement "à vivre". La communication qu'il permet tient aux deux plus étroitement qu'on ne le pense ; comme la parole et la langue".

Le parcours que nous offre Patrice Hugues est donc avant tout une expérience. C'est une traversée du tissu qui passe constamment d'un temps à l'autre, d'un être à l'autre. Il nous réapprend à parler en conciliant les différences.

Pour conclure, je voudrais emprunter une seconde fois les termes de Daniel Sibony, qui épousent bien ce que l'œuvre de Patrice Hugues offre de neuf à tous ceux qui ont pris l'habitude de vivre et de penser sous le signe de la différence: 

"Bref, la différence apparaît comme un entre-deux trop mince, elle coupe là où c'est la coupure même qui ouvre l'espace d'un nouveau lien. Elle fixe d'un trait l'écart là où le vif de l'expérience a lieu au cœur de cet écart qu'elle bouleverse".


Michel Thomas-Penette  





Bibliographie sur le site de Patrice Hugues



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