Je me souviens : Monique et Claude Levi-Strauss. 1979. Un rendez-vous inattendu, ou un rendez-vous manqué ?
Pour ouvrir les tiroirs dans lesquels les souvenirs ont été rangés, ou enfermés, il faut disposer de la bonne clef. Elle est souvent bien cachée. Mais parfois, par chance, c'est le hasard d'une lecture ou d'une voix, qui indique où elle se trouve.
Le contenu du tiroir est alors à portée de mains, mais encore faut-il qu'on accepte le rendez-vous ainsi proposé par la vie.
C'est ce qui m'est arrivé récemment.
En ce début d'année, les stations de radio et les chaînes de télévision ont porté le regard sur une personne qu'une grande partie du public ignorait.
Une personne de l'ombre.
A l'ombre d'un "grand homme" pour reprendre une expression commune.
"Monique Lévi-Strauss : le XXème siècle en héritage". Tel était le titre d'une émission de France Culture qui se référait à sa vie, mais s'appuyait sur la parution récente de son ouvrage : "J'ai choisi la vie" (Plon éditeur).
Si le sujet latent porte bien sur la période de sa vie où elle a accompagné le grand ethnologue Claude Lévi-Strauss, dont elle était la dernière épouse, son véritable sujet, pour ne pas dire, l'objet principal de ce livre, est de décrire et d'invectiver une société bourgeoise pour laquelle, la femme / épouse, restait un joli décors ou pour mieux dire, devait se fondre dans ce décors.
Qu'on en juge :
"Certaines femmes travaillaient, mais elles étaient peu nombreuses. La plupart s’occupaient de leur maison, du quotidien domestique et de l’éducation des enfants. L’après-midi, elles se retrouvaient très souvent, et presque toutes étaient en psychanalyse — c’était le passage obligé. Si l’on voulait être dans l’air du temps, il fallait être psychanalysée. Vous disiez que ça ne marchait pas toujours... Quand elles se retrouvaient autour d’une tasse de thé, elles parlaient de leurs psychanalystes, les comparaient — c’était leur grande distraction, leur sujet de conversation favori."
Sans oublier au passage de dresser des portraits au vitriol de quelques gloires des lettres :
"René Char faisait partie de ces hommes pour qui, à l’époque, il était de bon ton d’avoir plusieurs maîtresses — quatre, idéalement, comme un quadrige. Il fallait non seulement les voir régulièrement, mais aussi qu’elles acceptent cette configuration. C’était quasiment une forme de harem, très en vogue alors. Lui pensait pouvoir séduire toutes les femmes qu’il voulait, et il était courant de s’en vanter. Aujourd’hui, cette manière de faire est dépassée, mais à l’époque, c’était la norme."
Mais en dehors de ces passages qui peuvent faire sourire par leur style un peu désuet, mais qu'on peut comprendre de la part d'un témoin qui a parcouru un siècle dramatique, où la Shoah à marqué une césure indélébile, on attendait bien entendu à ce qu'elle évoque le travail de "secrétaire", selon ses termes, qu'elle a effectué avec efficacité et compétence à Paris auprès de son mari.
A ce sujet, je ne retiendrai qu'une remarque de sa part qui rejoint sans conteste le pessimisme, sinon la véritable peur qui me hante vis à vis de mes enfants et surtout de mes petits enfants. Une conviction funeste qui est née lorsque j'accompagnais des étudiants sur les chemins de la biologie végétale, mais qui n'a fait que s'amplifier dans l'approche de la sixième grande extinction des espèces, dont l'espèce humaines est la principale responsable dans le cours accéléré d'un anthropocène destructeur de la vie.
J'allais dire : de la vie sauvage, en écho à l'ouvrage du maître "La pensée sauvage" qui, avec "Tristes tropiques" avait fait partie pendant des années des rayons préférés de ma bibliothèque d'étudiant, puis d'enseignant.
"Il pensait des choses très à contre-courant, à rebours de ce que disait son entourage, et il ressentait le besoin de les écrire. C’est pour ça qu’elles ont traversé le temps : elles échappaient aux modes. C’était souvent très pessimiste — il l’était profondément, convaincu que l’humanité touchait à sa fin."
Mais si je me suis fixé sur ce passage médiatique et culturel du mois de mai dernier, c'est aussi en raison d'un souvenir personnel, à la fois heureux et malheureux, comme le laisse entendre le titre que j'ai choisi.
1979, pris dans le nouveau tourbillon d'une vie tournée vers la création textile et les arts visuels qui m'ont transporté vers la création d'une revue (Driadi / Textile/Art) et la présidence d'un groupe d'artistes et d'amateurs passionnés, je m'étais lancé dans l'idée folle, mais finalement réussie, de réaliser avec la Maison des Métiers d'Art et tout particulièrement avec Catherine Brelet, la mise en place d'un colloque de trois semaines, dans un local superbe de Cannes : le Pavillon de "La Malmaison" qui servait à l'époque de local pour la presse, au moment du Festival de cinéma.
Ce colloque, intitulé sans surprise "Rencontre Art Textile", et qui n'a malheureusement connu qu'une seule édition, devait réunir en débat pour plusieurs journées, des conservateurs de musées, des scientifiques de différentes disciplines et des créateurs européens, tous rassemblés par la fibre textile et le tissu, que leur étude ou leur utilisation soient elles-mêmes liées à des pratiques traditionnelles, historiques ou contemporaines.
J'avais en tête la structure de plusieurs autres colloques scientifiques dont j'avais été responsable dans ma vie de botaniste, dont un avait été consacré aux cultures de tissus "in vitro", tissus vivants de végétaux, dont tout particulièrement la culture des embryons, qui constituait un des volets de ma thèse.
D'un tissu à l'autre en quelque sorte ! Mais le rapport ne va bien entendu pas au-delà des mots.
Folie, sans doute que cette activité faite de vies parallèles, mais je pensais avoir acquis une certaine expérience de ce type d'organisation pour être capable de la transposer d'un domaine à un autre.
Mais cette "Rencontre" réunissait aussi des enseignants qui, durant trois semaines, ont animé des ateliers de tapisserie, de lirette, d'ikat, de fléché, voire de travail textile plus conceptuel et dématérialisé.
Les noms de Pierre Daquin, Rémy Prin, ou Lisa Rehsteiner y figuraient parmi d'autres.
Il me faudrait plus de temps pour décrire certains moments de cet éblouissement qui est allé bien au-delà de mes espérances.
Ce sera certainement l'occasion, ou plutôt ce seront les occasions d'autres portraits "Je me souviens" !
Il me semblait alors tout naturel d'inviter Monique Lévi-Strauss dont les ouvrages sur les châles et les vernis cachemire m'avaient séduit.
Et, au-delà de son intervention es qualités, de convaincre l'artiste américaine Sheila Hicks de faire partie des créateurs - intervenants, sachant combien la notoriété de cette "grande dame de la nouvelle tapisserie" me semblait à l'époque indispensable.
En dehors de leur amitié, qui m'avait été rapportée et sans doute également en raison d'une certaine connivence entre l'artiste et les tissus précolombiens, Monique Lévi-Strauss avait fait une incursion littéraire et critique dans ce domaine de la création contemporaine en consacrant un ouvrage à l'art des fibres.
Je me suis donc rendu au domicile du couple qui habitait un bel immeuble situé non loin de la Maison de la Radio à Paris.
J'y ai été reçu avec civilité et c'est ainsi que j'ai eu l'honneur de serrer la main de son mari, ouvrant pour moi la porte de sa bibliothèque, me plongeant pour un instant dans une sorte de Babel insondable réunie par un homme qui avait atteint la sagesse d'un anthropologue septuagénaire.
Une caverne savante dont je n'ai retrouvé une telle étendue envahissante et impressionnante - avant l'informatisation - que chez le couple de paléontologues Henri et Geneviève Termier, parents d'un ami d'université et chez la grande spécialiste des Jardins et du Paysage, rédactrice d'une Charte de l'ICOMOS, Carmen Añón Feliú, pour ne pas parler des images photographiques de celle d'Umberto Eco .
Un rendez-vous que je n'ai pas oublié, puisque son souvenir était déjà revenu en force, avec ce moment particulièrement drôle, d'un discours en Sorbonne du Premier Ministre français Lionel Jospin, rendant hommage à l'académicien, en parlant de lui au passé, alors qu'il était présent dans la salle.
Les vrais hommages sont venus en force en 2009 lors de sa disparition, à l'âge de cent ans.
Un âge que son épouse est également prête d'atteindre.
On comprendra donc comment, ils ont, tous les deux "choisi la vie".
Mais de ce rendez-vous inoubliable, rien ne résultera pour ce qui concerne la venue des deux dames à Cannes.
Sheila Hicks est certes une grande artiste, mais elle ne souhaitait pas se rendre dans une réunion où, contrairement à ses habitudes, sans doutes liées à une haute opinion de soi-même et à un éloignement de toute forme de travail pédagogique, elle ne figurerait pas en tête d'affiche.
L'opposition de l'une, a certainement entraîné, le refus de la seconde.
Je ne peux cependant pas dire aujourd'hui : "peu importe".
Il m'importe en effet. !
La mémoire est complexe; elle peut à la fois convoquer le bonheur rétrospectif, une forme de nostalgie mensongère et le sentiment que certains instants ont été irremplaçables.
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