Le pourquoi du comment
L’idée vient se ficher
dans un coin de ma tête, comme une interrogation lancinante : Il serait
peut-être temps ?
Juste parce que je me réprime. Ne pas raconter trop souvent, ni se répéter, comme un donneur de leçons vieillissant.
Le temps de l’enseignement est passé depuis bien longtemps ! Si longtemps ?
Je me souviens souvent de mes étudiants en Biologie Végétale : vingt-huit générations que j’ai emmenées en Forêt de Fontainebleau ou sur les côteaux d’Etrechy, cueillir les végétaux dont il faudrait qu’ils connaissent les noms latins.
Les
mêmes étudiants que j’ai fait se pencher des semestres entiers sur des microscopes
et des loupes binoculaires dans les salles de travaux pratiques de la Sorbonne
ou de Jussieu. Tous ceux à qui j’ai appris à traduire par le dessin ce qu’ils
observaient.
Une synthèse visuelle et
l’application concrète de l’enseignement par la méthode de la redécouverte
personnelle ! Pas de cours magistraux que je déteste, simplement des travaux pratiques !
Je me souviens de la flore Bonnier portative de la France et de la Suisse
Mais aussi : les étudiants des écoles d’arts ou d’arts décoratifs de Bordeaux, Angers, Strasbourg, Amiens, Villeneuve d’Ascq, Paris, Londres, Montréal, Banff, Trois Rivières…qui ont eu la gentillesse de m’écouter raconter mon point de vue sur l’histoirede l’art textile et de la tapisserie, de l’art des matériaux souples, des débordements et des recouvrements entre des disciplines artistiques qui prenaient toutes la toile pour support.Mais encore : ceux
qui étaient engagés sur la voie du management ou du tourisme culturels et que j’ai
rencontrés dans leurs formations de Lyon, Dijon, Metz, Paris… ou que j’ai
accueillis à Luxembourg-ville dans les locaux de l’Institut européen desItinéraires culturels. Etudiants venus de France, d’Italie, de Roumanie, d’Allemagne,
de Lituanie, de Belgique, d’Espagne, du Portugal, de Pologne, du Royaume-Uni…
Et enfin, tous les
collégiens et lycéens des Centres de Culture européenne, des classes-jardins,
des programmes Comenius…
Tant de fois où,
directement ou implicitement, je leur ai dit : je me souviens, en
leur projetant, selon les époques de l’évolution des technologies : des transparents, des diapositives ou des powerpoints.
Avec l’ambition de transmettre mes souvenirs de la construction européenne dans
un contexte mouvant ; ce qu’on nomme pompeusement le savoir ou la
connaissance.
Je retrouve quelques bribes de ces rencontres dans les posts des blogs que j’ai rédigés depuis le milieu des années quatre-vingt ou dans les images brièvement commentées et partagées avec ceux qui échangent à distance sur les réseauxsociaux.
Réseaux ouverts comme des fenêtres parfois indiscrètes, sur nos vies
communes et pourtant éloignées par les circonstances.
Mais j’éprouve aussi le
besoin de remonter un peu plus loin dans le passé : vers les moments où j’étais
moi-même élève ou étudiant, spectateur ou auditeur, avide d’ouvrir ces fameuses
portes inconnues ou de traverser les miroirs pour savoir ce qu’ils occultaient.
Comme un besoin, impossible
à réprimer plus longtemps, d’évaluer ce qui a tissé la matière de tous ces :
« écoutez-moi, interrogez-moi, regardez, ressentez, inventez, au-delà
de ce que je vous dis. »
Quel meilleur titre
alors que celui du livre de Georges Perec publié en 1978, « Je me
souviens » : « bribes de souvenirs rassemblés entre et , l'auteur précisant qu'ils sont échelonnés pour
la plupart « entre [sa] 10e et
[sa] 25e année,
c'est-à-dire entre 1946 et 1961 ».
« Des
petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les
gens d'un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont
disparu, ont été oubliées ; elles ne valaient pas la peine de faire partie
de l'Histoire, ni de figurer dans les Mémoires des hommes d'État, des
alpinistes et des monstres sacrés. »
Je m’avise
que nous sommes tous deux contemporains, au moins en partie, puisqu’il est né dix ans
avant moi, mais qu’il est parti trop tôt.
Nous sommes,
dans tous les cas, accrochés à quelques icones intimes partagées.
« Leschoses. Une histoire des années soixante » qui lui a valu le Prix
Renaudot en 1965 quand j’entrai à l’Université.
Nos choses…le
tissu de la vie ! Celui également des « Années, nos années »
d’Annie Ernaux.
« Je me souviens de ces betteraves rouges
qui revenaient toutes les semaines à la cantine.
Je me souviens que dans Le Livre de la
jungle, Bagheera est la panthère, Mowgli le petit homme, et les Bandar-Logs
les singes (mais comment s’appelaient l’ours et le serpent ?).
Je me souviens du mercurochrome sur
les genoux.
Je me souviens des journées sans école et
des « MAMAN JE N’SAIS PAS QUOI FAIRE ! »
Je me souviens de l’arrivée de la télé.
Je me souviens de l’été de mes 14 ans en
Corse.
Je me souviens de la grande panne d’électricité
qui plongea New York dans l’obscurité pendant plusieurs heures.
Je me souviens de la « balle aux
prisonniers », dans la cour de l’école, à la récréation.
Je me souviens de « La pile Wonder ne
s’use que si l’on s’en sert. »
Je me souviens de son prénom : Isabelle.
Je me souviens de l’odeur de la colle
UHU.
Je me souviens des slips en laine tricotés
par ma grand-mère, une torture.
Je me souviens de l’odeur de tabac qui
imprégnait livres et vêtements dans la bibliothèque de mon grand-père.
Je me souviens des images Panini et
des échanges. »
Ma mère vendait des piles Wonder, de la colle UHU, des
billes en terre et des calots. Elle conservait aussi du mercurochrome à portée
de mains.
La télé n’a fait son apparition chez mes parents qu’au
début des années soixante.
Ma grand-mère maternelle tricotait des châles et des
pullovers qui étaient doux à la peau.
Mes grands-parents paternels ont adhéré au Club du
Disque et acheté la revue mensuelle Sonorama qui comportait des disques
souples (Flexi disc) et célébrait, dans un de ses premiers numéros, les
amours de Brigitte Bardot avec Jacques Charrier.
Mon père a accepté de m’acheter mon premier
magnétophone et un poste de radio à modulation de fréquence pour écouter France Musique dans de bonnes conditions et enregistrer les concerts.
Le prénom de la première était presque le même, mais respirait
son origine belge : Ilse plutôt qu’Isabelle.
Et c’est la pipe culottée de mon grand-père maternel, décédé quand j'avais trois ans, qui est devenue mienne.
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