Manoel de Oliveira (2) Party

 

La délicatesse des désirs croisés




Par le jeu des hasards, deux films se sont en effet croisés sur les écrans nocturnes du mois de mars :

« Party » du cinéaste portugais est venu fracasser « Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait » d’Emmanuel Mouret.

Vingt années d’écart entre les deux environnements amoureux et sensuels et des centaines d’années d’écart dans la mise en scène des sentiments.

Tant d’écarts physiques entre les voix de violoncelles de Michel Piccoli et Irene Papas, face aux yeux doux de Camélia Jordana et à la compassion surannée de Niels Schneider et le bloc de détermination d’Emilie Duquesne à qui la programmation, quelques jours après sa précoce disparition, rendait hommage, dans toute son étendue physique.  

Les commentaires sont clairs et clairement opposés :

« Dans une œuvre aussi littéraire et délicieusement verbeuse que celle de Manoel de Oliveira, Party fait figure de prototype : une heure et demie de palabres à la tonalité volontairement théâtrale, loin de tout réalisme, sur les désirs contradictoires et complémentaires des hommes et des femmes » Dixit le site d’Arte.

« Maxime rend visite à son cousin François à la campagne. Celui-ci est absent et c'est sa compagne, Daphné, enceinte de trois mois, qui l'accueille. Pendant quatre jours, Maxime et Daphné font connaissance en se racontant leurs récentes histoires amoureuses aux multiples rebondissements. Le film cherche à illustrer les thèses du philosophe René Girard, notamment la thèse mimétique dans les relations amoureuses. » Dixit Wikipédia.




Verbeux le film de Manoel de Oliveira ? Tout le contraire ! Tout en délicatesse des hésitations verbales !

Théorique, celui d’Emmanuel Mouret ? En effet. Et les acteurs, majoritairement français, marchent avec les lourds souliers que leur a imposés le metteur en scène.

Le premier croit vraiment à la séduction, au jeu implacable venu des dieux, aux équilibres entre la spiritualité et la faute. 

Dieu et le Diable tournent dans le ciel plombé en permanence d'une côte trop bourgeoise où plusieurs parties se déroulent dans une même "Party".

Gravité des yeux du cinéaste !

« Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle la haine ». 

Gravité des mots d'un philosophe, trop oublié !

Ces deux dernières phrases, extraites d'un développement bien plus long, sont lourdes de sens en politique, mais elles règlent le sort de bien des conflits qui ponctuent la vie des organisations, au-delà de la séduction passagère.

Par pudeur, je ne reprendrai donc pas ici d’exemples parmi les administrateurs que j’ai dû côtoyer dans les organisations internationales avec lesquelles ou au sein desquelles j’ai eu le bonheur de travailler.

Respect d'une Europe en danger oblige !

Il ne s’agissait certes pas de légèreté, mais bien de jalousies mimétiques !



Une leçon de philosophie


Portraits contre portraits

J’aime les bords de mer. Dans cette île des Açores, l’air semble calme et doux.

Même les domestiques paraissent figés. On attend des invités, mais l’hôtesse sait qu’elle devrait s’enfuir avant que le drame et l’orage n’éclatent.

Michel et Irène. Ils sont beaux et en habits de soie. Echarpe blanche contre robe noire.

Et la robe trop courte de la jeunesse.

Dans le décor d’une fête rendue obligatoire par le jeu des convenances, une fêlure est apparue. Entre les deux robes, peut-être ?

Fine, presque invisible.  

L’une admire l’autre, mais la différence d’âge n’aura, en l’occurrence, aucune importance.

Les regards croisés sont maîtres de tous les écarts, de tous les vides, de toutes les différences culturelles.

Ce sont les yeux qui font basculer, chavirer, qui provoquent l’égarement. 

Et la mer trop belle et la piscine creusée à même la pierre dure battue par le vent et les vagues jouent leur rôle éternel.

Tout est raccord ! 

Le cinéaste portugais ne vit que dans une somme de regards. Comme tous les grands.

La caméra n’est qu’un instrument au service de la cruauté du dévoilement.




Et les dialogues sont ainsi capturés:

« Une femme charmante, on n’en verra bientôt plus qu’en photo. Plus personne n’a dix ans de mariage derrière soi… », se moque Irene.  

« Un monde où l’opinion l’emporte sur la pensée… » ajoute-t-elle.

« On ne nous admire pas d’aimer, mais de bouleverser les choses. » écrit le cinéaste.

« Je vous aime tellement que vous voir même m’empêche de vous aimer… » murmure Michel.

« A une femme, on ne demande jamais rien à propos d’une autre, on risque le malheur... » philosophe Irene.


La suggestion est orale

C’est à ce moment-là que René Girard repense à Don Quichotte :

« La ligne droite est présente, dans le désir de Don Quichotte, mais elle n'est pas l'essentiel. Au-dessus de cette ligne, il y a le médiateur qui rayonne à la fois vers le sujet et vers l'objet. La métaphore spatiale qui exprime cette triple relation est évidemment le triangle. L'objet change avec chaque aventure mais le triangle demeure. Le plat à barbe ou les marionnettes de Maître Pierre remplacent les moulins à vent; Amadis, en revanche, est toujours là. »
 

« Don Quichotte, dans le roman de Cervantès, est la victime exemplaire du désir triangulaire, mais il est loin d'être la seule. Le plus atteint après lui est son écuyer Sancho Pança. Certains désirs de Sancho ne sont pas imités ; ceux qu'éveille, par exemple, la vue d'un morceau de fromage ou d'une outre de vin. Mais Sancho a d'autres ambitions que celle d'emplir son estomac. Depuis qu'il fréquente Don Quichotte il rêve d'une « île » dont il sera gouverneur, il veut un titre de duchesse pour sa fille. Ces désirs-là ne sont pas venus spontanément à l'homme simple qu'est Sancho. C'est Don Quichotte qui les lui a suggérés.

La suggestion est orale, cette fois, et non plus littéraire. Mais la différence importe peu. Ces nouveaux désirs forment un nouveau triangle dont l'île fabuleuse, Don Quichotte et Sancho occupent les sommets. Don Quichotte est le médiateur de Sancho. Les effets du désir triangulaire sont les mêmes chez les deux personnages. Dès que l'influence du médiateur se fait sentir, le sens du réel est perdu, le jugement est paralysé. »


Mais heureusement, les acteurs sont tout en courbes et résistent à la théorie : Ils jouent avec elle. .

Et ils m’enchantent ainsi !

Et en suivant Irene Papas, je pense que j'aurais dû retenir bien plus tôt la leçon : :

« Si vous voulez qu’on partage votre amour, ne rentrez surtout pas dans les détails. »





  Don Quichotte de Pablo Picasso

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